Jan 25-Serge VALDINOCI


Serge VALDINOCI réagit
au numéro JAN 25
et au texte de
FOUTRE de DIEU
consacré à
François LARUELLE

[été 2025]

suivi d’un bref de FOUTRE DE DIEU

[automne 2025]

Un
travail
sans deuil

Dans Jusqu’À La Prochaine Tabula Rasa, écrit à propos de la mort de François Laruelle en 2024, Foutre de Dieu (FdD) produit, selon ses termes, « un journal de deuil ». Contre tout alanguissement, affectueux, l’Auteur, qui connaissait amicalement Fr. Laruelle, mais en l’étudiant, ouvre à la nécessité d’une « pensée affective », forme basique engendrant Tabula Rasa au sens le plus complet du terme.
Notre méthode d’approche de l’Auteur, qui produit un très beau texte, quelques fois redoutable contre Fr. Laruelle, tout en tentant de le relativiser, sera la suivante. Une problématique nous dirigera. Celle-ci provient de l’Auteur lui-même : en tant qu’écrivain qui élabore son écriture à l’extrême, paroxystiquement il faut dire, et non en tant que critique philosophique, l’Auteur nous confie, mais avec force, qu’il y a quelque chose de « dépassé » chez Fr. Laruelle (p.XXXIX). En effet, celui-ci est capté part la tâche de généraliser les déconstructeurs (p.XV)
Mon propos est de concevoir – au sens fort du terme – ce qui se passe au vrai dans ce « dépassé ». Comment, notamment, sous l’histoire (Historie) qui organise les suites factuelles, on trouve l’évènement (Geschehen). À quoi renvoie la Tabula Rasa ? Et peut-être à quel mode de naissance en profondeur… loin du deuil à assumer par ailleurs !

Concevoir
– au sens fort du terme –
ce qui se passe au vrai
dans ce « dépassé »

En ce qui concerne Foutre de Dieu, il a raison de noter qu’il n’y a pas d’évènement intrinsèque chez François Laruelle…, uniquement des « syntaxes », des communs disons-nous – sans individualités, ni singularités. Sans « contenus sémantiques » autres qu’effets de formes. Alors que Foutre de Dieu fait briller les mots sans recherche d’effets, Fr. Laruelle cultive le brillant relationnel, syntaxique et volontairement superficiel, ou planaire. C’est vrai, il ne croit pas à la « sub-stance ».
Mais, à force de formaliser, il ne forme plus rien. Enfin, il n’a pas le recours essentiel qu’ont nos Sciences en la Culture Europe : nos Sciences se définissent par un objet (l’Humain, la Nature, etc.), alors que Fr. Laruelle se borne à vilipender l’« objectivation » philosophique. Il lui manque bien un « objet » (sans sujet dualisateur) immanant.
Cet « objet » unionnant désef-fectue. Il af-fectue. Ainsi, la pensée affective im-mane, ce qui échappe à la pensée Europe, laquelle renvoie l’affect dans son mauvais travail, dans le noir ténébreux, malgré les Romantiques et Freud. Au-delà de la critique par FdD des super-syntaxes Laruelliennes, exacte sur son plan, s’impose un axe outre-Culturel : toute pensée est « pure » parce qu’elle s’affecte.
Les sciences construisent des « ef-fets relationnels », voilà qui retient fort Fr. Laruelle qui est un partisan du scientifique – et non pas un scientiste bien entendu. En somme, penser c’est intrinsèquement s’éprouver… et éprouver en dédualisant l’a priori de corrélation Occidental du sujet/objet. De ce point de vue, tout le texte de Foutre de Dieu pense en acte, bien au-delà du « journal de deuil » :

–– Par surcroît, l’éprouver enferme un ressort thérapeutique, ce qui manque encore à Fr. Laruelle – comme le souligne opportunément FdD (p.XXXI), déplorant son absence de « miséricorde » (p.XLI). Il y a nécessité thérapeutique, comme l’avait déjà bien compris Platon atterré par l’état de pauvreté de l’Espèce humaine. Un therapeùien (θεραπεύειν) s’impose dans la Polis.
Plus avant, il faut dire que ce « soigner » est de type homéo-thérapeutique. Il convient d’instituer une Cité dans son identité vraie, son Homos (son homéopathique), son elle-même à soi toujours essentiellement semblable. L’intégralité du projet – et de la conduite – socratiques tiennent dans le respect de ces principes de l’Homos, contre la barbaresque guerrière, et son allo-machinerie destructrice.

–– Il est un concept Laruellien auquel Foutre de Dieu ne rend pas justice : c’est l’Un, acquis dès Le Principe de minorité. l’Auteur l’évoque (p.LX) en omettant la portée de l’immanence enracinante, « radicale » dit plus légèrement Fr. Laruelle. L’Un est le réel d’affect immanant, ou homme – Laruelle dépassant la corrélation « sujet-objet ». L’Un est l’outre-seuil, plaine immense dont tout se dit, et qui ne se dit en directement aucune façon, par aucun Humain empirico-idéal. Dans sa Biographie de l’homme ordinaire (p.7), Laruelle parle de l’homme – qui n’est pas l’humain – comme « vivant mystique » (p.LXXV chez Foutre de Dieu, qui alors évoque l’Un).

–– Ainsi Laruelle, qui passe de l’humain à l’homme, est bien un « seuil » (p.LXV). Il ne se borne pas à pratiquer la formalisation, ainsi que le fait la Science dite dure, ou Culturelle. Mais Foutre de Dieu conserve le concept de seuil dans sa version empirico-spatialisée, ou passage de pas. Selon nous, le seuil démarqué est l’Un, le hors langage même. Husserl parlera des « choses-mêmes », dont nous assurons, en l’europanalyse nôtre, la Révélation dans nos Méditations européennes [à paraître]. L’europanalyse, af-fective, en-structure l’Un Laruellien.

–– Au « départ » est l’immanence « domaniale », écologique (Oïkos (οἶκος) = domaine). Loin des Fausses Lumières Culturelles, règne le noir acide, en qui se pratique une détermination-en (au sens non kantien). Ce noir acide décompose les Lumières. Il est invisible, mais travaille, ergologiquement, ou fait puissance. Et tout de se passer en endon, dans le vif immense par qui toute adsorption spatio-temporelle est concurremment absorbé, mais surtout sans résorption. En nescience acide, c’est le noir – acide – qui attaque, brise les lucidités humaines.

–– L’acidité est fondamentale : le kosmos des gréco-modernes, fuit, fait mouvement non galiléen, ni newtonien. En lui, hors lui encore, surgit le chaos noir, sans même l’espace-temps de la Relativité Générale. Alors toute Science en Culture relève de la « peinture de genre » – celle des XVIIème et XVIIIème siècles, c’est-à-dire de la « nature (Natura) morte », celle qui se dimensionne, placidement en dernier recours.

une Science sévère,
sauvage, « dé-limitée »[…]
une Science en la sévérité
de l’éprouver dépassionné

–– Mais en quoi échappons-nous désormais à la « nature morte » ? Que se passe-t-il quand cela passe ? Qu’est-ce qui fait évènement (Geschehen) ? À l’époque où chacun assène sa mort de la Philosophie ; quand, au XXème siècle (« éculé » dit Foutre de dieu), il n’y a « plus » de penseur majeur ; quand encore tout est à déconstruire,– reste la « plaque noire », faisant épaisseur.
En surface, nous retrouvons la pensée Laruelle, laquelle illumine le siècle, déconstruit absolument, et donne figure. En profondeur le noir noircit poïétiquement. Il fait vide du Siècle, généralise le concept de vide, désormais si central dans l’organisation des Sciences Culturelles. Voilà la radicale unité transhistorique (le Geschehen) de la philosophie désormais civilisante, européenne. Désormais, le XXème siècle, cet ef-fet sujet apparent, combattu en réalité par les déconstructeurs qui faute d’ambition se sont bornés à critiquer le sujet philosophique, est le vecteur civilisationnel essentiel. En tant que puissancialisation par le vide dûment généralisé, et cela européennement, – le xxème siècle est le Geschehen recherché. Et notre XXIème siècle porte la marque totale de cette efficace af-fectuante du vide. Il n’y aura plus de Philosophes nécessairement historisants. Les Sciences Culturelles, dites exactes, sont logées à la même enseigne, du moins tant qu’elles seront obnubilées chacune par son « objet-de-science ». Par ailleurs, le néo-Philosophe devra se défaire de ses préoccupations Culturelles, si diversement secondes (la politique, les guerres contemporaines, les arts etc). Il doit cesser de s’intéresser à, de faire dual. Car le « de », le « à », ignorent le « dans ». En réalité les choses-mêmes sont unement, sans se confondre avec l’Un Laruellien. En premier est « l’en-fouissement », sans substance-support ou plaine impénétrable. L’Humain philosophico-Culturel est une formation seconde laquelle, certes, accapare les esprits scindés qui, soit traitent-de, soit versent-dans. Toute sub-stance Humaine dépend d’une sus-stance, de la même manière que la subsomption kantienne est à sursumer – hors la dialectisation factice (cf. Hegel). Le travail se produit en instance, ou épaisseur qui s’épaissit.

–– Mais, en ce cas, qu’est-ce que connaître, puisque l’opération suppose ou un sujet, ou un objet, deux substances ? Le scientifique connaît des contenus, sans plénitude qui l’enfouisse. Par contre, il en va différemment de ce que nous nommons une Science sévère, sauvage, « dé-limitée ». C’est une Science en la sévérité de l’éprouver dépassionné. D’ailleurs, c’est tout à fait ce qui advient banalement, « ordinairement » dans le langage de Fr. Laruelle. La science-épreuve est magique, elle agit à distance, ré-emplace l’énergie spatio-temporelle en-ergétiquement. Elle fait système mais dans un Sens sensible particulier, ou phatique : tout contact, installation d’une distance possible, fait tact d’épreuve. Foin des preuves pour les preuves justifiant le Culturel ! Sachons-le : le système phatique, sévère, permane en-spationnellement. Dans cette constellation phatique, détotalisée et départicularisée, tous les points de vue se disloquent. L’espèce Humaine implose.

–– Qui plus est, le système phatique, en la pensée-Geschehen comme XXème siècle, se « déploie » en immanence sémantique : ce devient un système pathique où règne le sens sensible en Æsthesis (αἴσθησις). Celui-ci est le civiliser XXème siècle en la civilisation europe. Le système pathique « fait » géométral : l’Europe historique participe d’un avènement XXème siècle de l’europe évènementielle.

–– C’est dans ce ferme horizon qui est rien moins qu’un travail de deuil, que nous conduit le texte du journal précieux de Foutre de Dieu – qui travaille en l’endeuillement. Le siècle XXIème est bien « éculé ». Toutefois il s’éclate parce qu’il s’enclate dans un abîme créateur : la pensée-XXème siècle.

S. VALDINOCI

BREF
RETOUR

par FOUTRE DE DIEU

Ce texte de Serge VALDINOCI, indépendamment de son appréciation personnelle et des positions qu’il adopte vis-à-vis de ma contribution à CONDITION ZÉRO, réveille en moi, ou réévoque, comme on dirait d’un potentiel neurologique, un point essentiel qui poursuit de me travailler tandis que les mois, bientôt une année, sont passés – parmi d’autres au nombre desquels la question de l’occasionalisme laruellien qu’il faudra bien quelque jour confronter à celui de Malebranche, ou encore la question de l’option (philo)fictionnelle, qui relaie la Ficticité du Doctorat puis l’Hyperspéculation de LA DÉCISION PHILOSOPHIQUE –, un point sensible : l’énoncé risqué d’un manque de miséricorde dans l’œuvre de François LARUELLE, d’un manque de miséricorde de l’œuvre de François LARUELLE.

Le risque est celui d’un malentendu, qui couvrirait une inconséquente injustice, sinon, plus crûment, crasse. Parlant de la stance impitoyable qui me paraît marquer son travail, j’ai bien essayé dans mes NOTES de démarquer combien sa personne, l’x François LARUELLE, me semblait, pour parfois l’avoir eu côtoyé, devoir être absoute intimement de cette suspicion, ou de ce procès en vertu théologale, d’une lacune de charité indélébile.

Poussons plus loin pour être plus précis autant que plus explicite, plus ajusté :

Ma remarque, incidente, portait strictement sur des aspects formels, stylistiques, ou plutôt de stratégie élocutoire – d’un ton naguère –, de son œuvre : à l’endroit des philosophes, les uns selon tour à tour les autres, aussi bien qu’à l’endroit du Monde, mais plus globalement à l’endroit des masques dont il accuse les diverses suffisances principielles (Dialectique, Structure, Herméneutique, Église, Théologie…), la langue de François LARUELLE est tantôt d’un tranchant vipérin (dans sa période libidino-nietzschéenne d’a-textualisme), tantôt scientistement inexorable (dans son renversement unaire des différentialismes et dans son émancipation des cercles et des mixtes déconstructeurs d’une philosophie prétendante au Réel), tantôt gnostiquement intraitable (dans sa guise de ré-embrasser l’individuatisme protestant jusqu’à l’Anabaptisme, ou par l’embrasement mystique de ses noces avec la futuribilité de l’exact messianisme d’une foule fidèle-sans-croire).

Et à cela, qui confinait au mépris, les NOTES ont tenté de trouver un abord qui ne fût pas d’abaissement, ni de lui ni de moi, ni de nos lecteurs respectifs dans leurs sous-ensembles.

Car il faut être net : François LARUELLE aura bien été l’agent d’une Miséricorde retentissante, inédite, sans précédente, dans la théorie, en ayant accompli ce geste de la plus grande pitié dont ait jamais témoigné l’éthique philosophique :
avoir substitué au Mal radical (poussé tant empiriquement (historiquement) que transcendantalement (ontologiquement) dans ses plus extrêmes manifestations), de lui avoir substitué le Malheur, non moins radical mais ordinaire, du sujet-étranger ; c’est-à-dire d’avoir substitué au jugement pratique rendu sur la table des maximes de la Raison (Kant), aussi bien qu’à la condamnation ontologique infinie par la voix blanche du trauma défigurant (Lévinas), l’axiome de la pitié absolue en-homme.

Prenons cela comme l’harmonie complexe d’un accord, plaqué sous les doigts synchrones de l’instrumentiste : accordons-lui, accordons-nous la Miséricorde, accordons-nous SUR la miséricorde, de son œuvre – sur l’ambivalence de son impitoyable miséricorde.

Alors, de sa rhétorique – et de la cruauté consumée qu’elle met en œuvre de livre en livre, d’époque en époque ; de la tonalité cinglante qu’elle orchestre –, qui voudront bien suivront l’invite à passer à une considération conjointe, y impliquée, celle de l’atmosphérique : de quoi la lecture de François LARUELLE nous imprègne-t-elle ?

Et sur ce passage, pour la pensée, de traits spécifiques et formels qui constitueraient d’une œuvre son adresse – sa voix –, à la saisie abyssale, intentionnelle ET rétro-référentielle, de son ambiance, de sa Stimmung ou de sa thymie, c’est-à-dire de la massivité charnelle, viscérale, d’où prétend par stabilisation s’arracher sa surface d’énoncé, l’EUROPANALYSE peut certes, à qui voudra bien, avoir intensément à dire, avoir à révéler.

CONDITION ZÉRO

JAN 25

François LARUELLE
1937-2024

Il semble qu’on ne puisse sortir de rien.

Émerger d’un état transitoire de l’intelligence à la mode,
se dégager de la saturation massive des réseaux de diffusion, saillir du désintérêt larvé auquel ne peut que nous renvoyer l’affairement de chacun à ses anxiétés, ou au panache de ses dernières souverainetés essoufflées, est-ce encore autre chose qu’une reconnaissance scolaire idéalisée en monde, ou que la quête d’une grâce qui s’identifierait à l’une ou l’autre de nos décisions?